Le Portail des Géants,
Sparte,
352 av. J.-C.
Dérae resserra les pans de sa cape en laine, les nuages venaient de cacher la lune et le vent se levait.
Six heures s’étaient écoulées depuis le moment où Parménion avait franchi le Portail pour repartir dans son monde. Elle frissonna et leva les yeux sur les colonnes de pierre grise. Le magus lui avait demandé d’attendre ici, mais elle se sentait bien seule sous un ciel de plus en plus menaçant.
« Dérae ! » entendit-elle.
La voix était presque inaudible, comme l’écho d’un lointain souvenir. Elle crut un instant l’avoir imaginée, mais elle se manifesta de nouveau.
« Je suis là », répondit-elle clairement.
Quelque chose se mit à luire à la limite de son champ de vision et elle aperçut deux silhouettes translucides sur la colline. Il lui était impossible de distinguer les traits des deux spectres, mais elle réalisa qu’il s’agissait d’un homme et d’une femme.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Ferme les yeux et fais appel à tes pouvoirs, répondit la voix lointaine.
— Mes pouvoirs ? Mais je n’en ai pas…
— Aie confiance en moi. Ferme les yeux et attire-nous vers toi. »
Elle ressentit une crainte soudaine mais la fit aussitôt taire. Quel mal pouvaient-ils lui faire ? N’était-elle pas fière et forte, comme tous les Spartiates ? Suivant les instructions de l’esprit, elle se concentra sur la voix. Aussitôt, celle-ci devint un peu plus nette et elle reconnut le magus, Chiron.
« Quelqu’un m’accompagne, lui dit-il, et j’ai une faveur à te demander.
— Je t’écoute.
— Je voudrais que tu lui ouvres les portes de ton esprit et de ton cœur.
— Non ! protesta Dérae, soudain terrifiée.
— Elle repartira si tu le souhaites, l’assura-t-il.
— Pourquoi fais-tu cela ?
— Par amour », murmura-t-il.
Elle comprit soudain qui était le second spectre.
— C’est elle ! Vous essayez de me tuer ! C’était une ruse ! Parménion l’aimait et elle veut s’emparer de mon corps. Mais elle ne l’aura pas, tu m’entends ? Elle ne l’aura pas !
— Ce n’est pas vrai, mais le choix appartient à toi seule, Dérae. Interroge ton cœur. Serais-tu capable de voler le corps d’une autre ?
— Non, répondit-elle.
— Pas même pour te sauver ? » Elle n’hésita qu’un instant.
« Non, déclara-t-elle fermement.
— Alors, pourquoi voudrais-tu qu’elle le fasse ?
— Qu’attends-tu de moi ?
— Laisse-la venir à toi. Parle-lui. Elle ne te demandera rien. Mais ses souvenirs te permettront de mieux connaître Parménion, sa vie, ses attentes…
— Et après ?
— Si tu le souhaites, elle partira et je l’emmènerai ailleurs.
— Elle est morte, n’est-ce pas ?
— Oui. »
Dérae s’accorda quelques instants de silence avant d’ouvrir les yeux et de les poser sur le Portail par où l’homme qu’elle aimait avait disparu. « J’accepte de lui parler », décida-t-elle. Une agréable chaleur l’emplit et des images se bousculèrent dans son esprit : une Sparte différente, une autre existence, un temple, une marée incessante de gens blessés, malades ou mourants, une vie de lutte contre la puissance maléfique de Kadmilos. Assaillie par le tourbillon de souvenirs, elle eut du mal à ne pas se sentir étourdie.
Subitement, une vive lueur apparut, comme si le soleil venait de se lever.
« Merci », fit une autre voix.
Dérae recula la tête de surprise. La femme qui se tenait assise à côté d’elle était jeune et belle, elle avait des cheveux blond-roux et de grands yeux verts.
« Vous… tu es moi, s’exclama-t-elle.
— Pas tout à fait, répondit la nouvelle venue.
— Que fais-tu ici ?
— Aristote… Chiron… m’a retrouvée. Il m’avait dit que faire ta connaissance me réchaufferait le cœur. Il avait raison. »
Dérae ressentit soudain une immense tristesse.
« Tes rêves ne se sont jamais réalisés, n’est-ce pas ? »
Sa jumelle haussa les épaules.
« Certains, si, répondit-elle. Mais il est des gens qui ne connaissent jamais l’amour, ce sont eux qu’il faut plaindre.
— Il va revenir vers moi, mais c’est toi qu’il aimait et avec qui il voulait vivre. Je ne suis qu’une… pâle copie.
— Pas du tout, l’assura la femme. Tu es tout ce dont il peut rêver. Vous serez heureux, tous les deux.
— Pourquoi Chiron t’a-t-il amenée ici ? Que cherche-t-il ?
— Il veut que nous fusionnions.
— Tu veux dire, nos deux esprits dans un même corps ?
— Non, car il ne peut y en avoir qu’une. Mais Chiron pense que nous pouvons nous fondre l’une dans l’autre et devenir une seule personne dotée de deux jeux de souvenirs différents.
— Est-ce possible ? »
La femme écarta les mains.
« Je l’ignore. Mais si tu éprouves le moindre doute, ne prends pas le risque. Tu n’as pas à faire cela pour moi. Parménion sera bientôt là et votre vie commune sera emplie de bonheur. »
Dérae tendit brusquement la main vers sa jumelle.
« Essayons », décida-t-elle.
La femme eut l’air surprise.
« Pourquoi fais-tu cela ?
— N’en ferais-tu pas autant pour moi ? » Un sourire.
« Si, bien sûr. »
Leurs deux mains se joignirent et la lumière disparut.
La lune baignait de nouveau Dérae de sa clarté argentée. Spectres et voix avaient disparu. Inspirant profondément, la jeune reine ouvrit grandes les portes de sa mémoire.
Elle resta un instant interdite. Son passé bifurquait devant elle et deux histoires distinctes s’offraient à ses yeux. Elle revit son enfance dans la Sparte de l’Enchantement, mais aussi sous les traits d’une jeune femme dans le monde de Parménion. Les années s’écoulèrent avec une grande rapidité, la conduisant de l’adolescence aux premières manifestations d’arthrose, et les douleurs qui avaient émaillé son vieil âge se manifestèrent de nouveau tandis qu’elle revivait la disparition graduelle de ses pouvoirs. Mes pouvoirs ? Mais je n’en ai jamais eu ! s’étonna-t-elle. Bien sûr que si, se rappela-t-elle aussitôt. Tamis m’a permis de les développer quand je suis arrivée au temple. Mais il m’a fallu faire le sacrifice de mes yeux pour les acquérir.
Je n’ai jamais été aveugle ! Une panique soudaine menaça de la submerger, mais les souvenirs continuèrent de l’emplir, protégeant son esprit comme son corps l’avait été par les couvertures douillettes de son enfance. Laquelle suis-je ? s’interrogea-t-elle sans obtenir de réponse.
Tous ces souvenirs lui appartenaient, et elle savait que c’était eux qui déterminaient l’identité de chaque individu.
Elle ne se rappelait pas seulement les années qu’elle avait passées à soigner les malades et les blessés, mais aussi les émotions et les rêves qui avaient été les siens au cours de cette période. Et pourtant, dans le même temps, elle se remémorait avec autant d’aisance son existence de reine de Sparte avec le premier Parménion et sa jeunesse en compagnie de Léonidas.
« Laquelle ? » répéta-t-elle.
Baissant les yeux, elle avisa une petite fleur blanche aux pétales fanés. Instinctivement, elle en approcha la main, paume ouverte, et la fleur morte reprit vie, retrouvant une corolle épanouie. Aussitôt, toute confusion disparut de l’esprit de la jeune femme.
« Nous ne faisons qu’Une, murmura-t-elle. Nous sommes Dérae. »
Sa brève panique laissa la place à une délicieuse attente. Tournant la tête sur le côté, elle reprit sa contemplation silencieuse des piliers de granit.
À cet instant, une lueur dorée naquit au cœur du Portail et un homme jeune et élancé apparut au sommet de la colline.
FIN